Le père se volatilise à la naissance, et la mère meurt six ans après, d'une malencontreuse chute dans les escaliers.
TW - G :
On retrouvera son cadavre pantelant au pied des marches, la bouche figée dans la stupeur, l'oeil hagard, son épine dorsale lui ressortant du cou comme un aileron.
Les médecins légistes parleront d'un accident; elle transportait beaucoup de linges, après tout, et sa fille a beau eu essayer de la retenir, le corps de la victime était trop lourd, trop maladroit... On la place à l'orphelinat, et depuis lors, son dossier s'épaissit.
Violaine parle seule, parfois de longues minutes face au mur. Violaine gribouille des dessins brillants, oui, mais étranges dans ses carnets, de corps démembrés et de symboles occultes sans qu'on ne sache bien de quoi il s'agit. Violaine se bat avec une camarade de classe qui l'a insultée de "face d'angine"; la chamaillerie a manqué de virer au drame quand la brune s'est saisie d'un ciseau pour le lui planter dans l'oeil. Heureusement, elles ont été séparées à temps. Violaine ne semble aimer personne, si ce ne sont ses amis imaginaires dont elle communique d'une voix lente, atone. En classe, elle pose -beaucoup- de questions au sujet de la Corruption. Sur le Béhémoth. Tandis que les enfants de son âge observent une sorte de répulsion intuitive à l'égard de cette créature, Violaine, elle, en parle fiévreusement, avec une ferveur de gone réclamant un poney. Elle veut connaître sa taille, son poids, ses odeurs, ses manies. Elle veut savoir de quelle manière la Corruption ronge le corps des victimes; à quel point ils souffrent.
Les années passent et sa curiosité vire en érudition. De la Corruption, oui, mais pas seulement: les cours qu'elle préférait étaient ceux de botanique.
« Il suffit d'une dose d'ambroisie à feuilles d'armoise et d'une lichette de chargon à glu pour terrasser les plus grands guerriers de cette ère. », qu'elle se prend à dire. Elle connaît l'anatomie humaine, et connaît safaiblesse.
TW - S :
Elle sait pourquoi un coeur bat, et de quelle manière un cerveau réfléchit. Elle sait induire un esprit à l'erreur en quelques phrases et a déjà poussé Laurine Chaufourier, - une camarade de classe, là encore - à se trancher les veines après que son père ait péri dans une expédition aux bois d'Arvendel. « Ton père t'aimait, sincèrement. », qu'elle lui a dit, ses orbites noires posées sur la jeune fille. « Mais il ne peut plus, maintenant que vous êtes séparés. Je crois qu'il t'attend, Laurine. », et elle l'étreignait comme une mère étreint son enfant, la voix plus mince qu'un souffle. « Vous seriez plus heureux, si vous étiez réunis tous les deux, ne crois-tu pas. » Avant de lui sourire. Sa perfidie avait glissé dans les fêlures de son esprit. Elle avait vu venir le coup depuis des mois. Laurine affichait déjà des signes précurseurs de dépression; il ne lui avait fallu que pousser un tout petit peu...
Violaine a treize ans quand on l'amène à un psychiatre. Son regard mort dévisage le vieux monsieur.
« Pourquoi fais-tu du mal aux gens, Violaine ? Germain prétend que tu as empoisonné son animal de compagnie avec de la belladone. Laurine dit que sa tentative de suicide était de ton initiative. Sans parler de Hervé, de Marius, de Henri ou d'Anne. Je ne suis pas ici pour t'accuser de quoi que ce soit; d'ailleurs, nous n'avons aucune preuve tangible pour le faire. Je veux simplement te comprendre. » Gervais Jacquet. Il avait embrassé la psychiatrie après le suicide de sa femme, atteinte de corruption. Elle avait préféré s'ouvrir la gorge avec un éplucheur à patates plutôt que de subir les affres de sa malédiction. Le Mal, il le connaissait depuis plus longtemps qu'elle. Il l'avait vu dans les yeux. Pourtant, il ne l'avait jamais compris.
« C'est une cause que vous recherchez ? », demande-t-elle, d'une voix lente.
« Vous voulez savoir pourquoi je fais du mal aux gens ? » Il acquiesce. Là, le visage de la jeune fille se déforme... et elle s'effondre en larmes, éplorée. Son père l'a abandonnée à la naissance, vous comprenez? il ne l'a jamais aimée, en vérité. C'est une enfant non-voulue! Et sa mère... Le phare de son existence... La lionne qui lui a donné vie... Morte, elle aussi! C'est pour cela qu'elle parle toute seule, face aux murs. Pour cela, tous ces dessins atroces dignes d'un rapin sous opium qu'elle gribouille depuis enfant... Pour cela que, oui, elle fait tout ce mal... Le psychiatre, dévasté, pose son calepin et la serre dans ses bras.
Pendant l'étreinte, Violaine cesse de pleurer. Elle fixe le mur, pleine de morgue et d'indifférence. Il a gobé son histoire comme tous les autres; et ils la goberaient jusqu'à la fin de leur existence, parce que leurs esprits résistaient à comprendre cette chose fabuleusement simple: le Mal est une chimère qui ne prend sens qu'au sein du troupeau. La civilisation l'avait quantifiée, comme il avait fallu faire des latrines pour hommes et pour femmes. Ce n'était pas les causalités qu'il fallait interroger, mais les circonstances, toujours les circonstances. La causalité? Violaine avait empoisonné le cabot de Germain, poussé Laurine au suicide, fait trébucher Hervé dans les escaliers, mordu Anne jusqu'au sang... parce qu'elle le pouvait. Sa vie n'avait rien d'une tragédie, pas plus que tous les homicides ne donnaient naissance à des Bruce Wayne. Ce mal était en elle parce que. Et elle faisait souffrir son monde parce que. Il n'y avait aucune complexité métaphysique derrière.
« Vous savez, je pense que la Corruption est salutaire pour l'Homme. » Le psychiatre la dévisage, incongru.
« Pourquoi dis-tu une chose pareille ? Elle a fait plus de victimes que tu ne peux te l'imaginer... » « Mais elle a sauvé nos âmes, Monsieur. Elle a créé une inertie que la civilisation d'avant nous avait arrachée. Nous vivons, de nouveau. Et notre mort a un sens, désormais. Je n'aurais pas aimé qu'un pédéraste d'oligarque décide de mon destin à ma place, - pardon. »Un an plus tard, elle entame des études de toxicologie. Et à dix-huit ans, Violaine trouve l'amour. (?) Certainement la partie la plus opaque de son existence. Son psychiatre, Gervais Jacquet, a démissionné après une profonde dépression. C'est sa remplaçante, Marie-Laure Asselin, qui prend le relais. Loin de se douter du spécimen dont elle aura affaire, la jeune blonde de vingt-et-un ans approche sa patiente d'un oeil vif, nouveau. C'est Clarice Starling s'adressant au cannibale de Baltimore, derrière une vitre de polycarbonate de huit pouces d'épaisseur. Sans la vitre. Violaine trouve en elle une candeur sans faux-semblant, pure, sincère. Et cette pureté l'obsède. Au fur et à mesure des entretiens, chacune trouve résonnance dans l'autre. La noirceur exiguë de la gothique saisit Marie; elle veut la comprendre, elle veut l'aider, elle veut lui offrir cette compassion dont on l'a biberonnée depuis la tendre enfance, sans que Violaine, elle, n'y ait jamais eu droit. Violaine, elle, veut l'aimer; et elle en est incapable. Alors elle l'aime, à sa manière; elle la détruit. Elle lui fera l'amour contre une pierre tombale, rageusement; elle chuchotera son nom, et Marie se prendra à rire entre les bras de ce monstre à chair humaine.
TW - G :
Parfois, elle la mord; d'autres fois, elle l'étrangle. Les bleus et stigmates s'accumulent sur le corps pâle de la psychiatre. Elle gravera le nom de son aimée sous le sein gauche, à l'aiguille.
Deux années durant lesquelles notre protagoniste a effleuré, du bout de l'ongle, une humanité qu'elle ne pourra jamais atteindre. Si proche, et si infiniment loin en même temps. Elle en devient folle, maniaque.
Marie-Laure mourra d'une pneumonie aiguë à vingt-trois ans. Et comme le corps a été rigoureusement autopsié, on ne découvrira pas la moindre trace de poison. Ni de corruption. Elle est morte comme meurent les hommes depuis toujours: de maladie. Violaine ne l'aura pas pleurée; elle en était incapable. Incapable. On recouvrait son cercueil à grandes pelletées de terre, et au lieu de ressentir un tombereau de souffrances inimaginables, il n'y eut... qu'un creux, vague. Vide. Elle s'est haïe pour cela.
Sa vie continua son chemin. Elle participa à certaines expéditions, dans le but unique, et rien qu'unique de récolter quelques ressources pour ses concoctions. Ce n'est pas une grande combattante; ce qu'elle appelle des "chiffonneries d'ivrognes" la désintéressent complètement. Les grands noms des Vindicatores mourront les langes pleines de merde, comme tout le monde; et car la gloire est une affaire de postérité et d'amour-propre, Violaine n'y accorde aucun crédit. De l'amour, elle n'en a pas, et certainement pas pour elle-même. Ses affaires s'épaississent, en particulier avec de drôles de types, encapuchonnés. Des histoires avec la pègre? difficile à dire. Les gens tombent comme des mouches, par les temps qui courent. Mieux vaudrait ne pas trop fouiller dans ses affaires. Si les grandes armées font les grands rois, les régicides, eux, composent avec quelques gouttes de ciguë seulement.