Je vous laisse volontiers toute la gloire du monde, c'est un met sans saveur.
L’eau chauffe doucement au-dessus du feu. Bientôt, elle atteindra ébullition. Smyrne veille, silencieux. Il n’y a pas un bruit, il veille, seul. Dehors, c’est les astres qui règnent en maître. La nuit est bien avancée. À l’autre bout de la pièce, une petite tête blonde dort paisiblement dans la couche de son père. Ce dernier manipule doucement entre ses doigts un pendentif à la pierre ébréché. Une babiole. Un diamant, pour lui. Le dernier souvenir de sa compagne. Vesta était morte, il allait falloir s’y faire. Le gamin dormait paisiblement. Smyrne soupirait. Vesta était morte. Alors, quand l’eau se mit à bouillir, il se servait un thé brûlant. C’est en pleurant qu’il buvait le thé, toutes les nuits depuis sa mort. Smyrne détestait le thé. Mais il chérissait le souvenir de sa femme, qui en avait fait une passion. La Corruption l’avait emportée, après une énième expédition, une énième chasse. Quelle idée avait eu le botaniste de se marier avec une chasseuse ? L’action, ce n’était pas son fort. Vesta, elle, vibrait pour cela. Elle avait conté maints récits à Ajax, pour lui donner le sommeil. C’est elle qui avait planté la graine dans l’esprit du petit. Depuis, il n’y avait rien à faire, Smyrne ne parvenait pas à le détourner de cette voie. D’autant plus depuis la mort de sa mère. Le vieux soupirait. Il fermait les yeux, et les rouvrait.
Il prit une gorgée de thé brûlant. A l’autre bout de la pièce, dans sa couche, c’était désormais un homme qui dormait. Les cheveux grisonnant, il ronflait. En un battement de cil, une vie s’était écoulée. Smyrne était vieux, et il avait peur. Peur de mourir. Peur de perdre son fils avant de mourir. Il voulait mourir vite, avant qu’Ajax ne meurt, comme sa mère. Il posait un regard inquiet sur son fils, qui dormait, saoul. Bien trop saoul pour retrouver sa propre couche, il avait atterri chez son père. C’était un de ses camarades chasseur qui l’avait déposé là, incapable de le porter plus loin. Sa solde avait été encore bien dépensée, semblait-il… Comment en était-on arrivé là ? Il se le demandait chaque jour. Et comme à chaque fois qu’Ajax finissait ivre chez son père, ce dernier ressassait dans son esprit, remontant le fil de sa vie, cherchant à nommer ses erreurs, à pointer du doigt des coupables.
Ajax avait été un petit turbulent. L’élever seul n’avait pas été aisé. Vesta avait de la poigne, elle. Pas Smyrne. C’était un rêveur, quelqu’un qui aimait contempler et étudier. Un érudit. Il n’avait pas la force de canaliser cette furie blonde. Alors il avait commencé à laisser son fils dans les grands foyers impériaux pendant la journée. Histoire de le sociabiliser, d’être en paix pour travailler, et de commencer son éducation. Rapidement, ce ne furent que des problèmes qui vinrent à ses oreilles. Bagarres, chapardages. Le fameux esprit communautaire de Lucidalia avait du mal à rentrer. Mais les éducateurs firent leur travail avec brio. A l’aube de l’adolescence, Ajax finissait par rentrer dans le rang. Il s’appliquait, c’était un bon élève. Un peu trop rêveur et bavard, certainement. Mais un bon élève qui montrait déjà des prédispositions certaines à l’exercice physique et au combat. Lui ne s’en cachait pas, il n’avait qu’un seul objectif : prendre la suite de sa mère, Vesta. Rejoindre les Vindicatores. Entendre chanter ses exploits. Terroriser les engeances mortelles qui parcouraient ce monde infâme. Obsédé par cette quête, il devint un gamin sage, méticuleux. Le matraquage des valeurs de la cité avait pris sur lui. La solidarité, le travail, le mérite. Gagner un jour une place au soleil, au prix de sa sueur et de son sang, voilà quel était son rêve.
Devenir un des Vindicatores ne fut pas si difficile. Porter les armes, partir hors des murs. Quelle fierté. Smyrne était mort d’inquiétude. Mais à chaque fois, Ajax revenait en vie. Parfois blessé, mais jamais lourdement. Une bonne étoile semblait veiller sur lui. Nombreux pensaient que celle-ci s’appelait Vesta. Ajax le premier. Puis vinrent les premières difficultés. La mort d’Hoplo. Son coéquipier, son frère d’armes. Déchiqueté sous ses yeux par l’une de ces engeances innommé, dans la nuit noire. Ajax ne vit que le reflet du sang dans le regard de la bête, tandis que son ami agonisait. Le reste de l’équipe lui intimait de fuir. Il n’eut d’autres choix que de laisser Hoplo à son sort, ne pouvant même pas récupérer la dépouille. Et ce fut le début d’une longue série de perte. Il lui parut que pendant plusieurs mois, chacune de ses expéditions à l’extérieure revenait avec une perte. Ce monde inconnu était habité de moult créatures corrompues, progénitures mortelles de la Désolation. Et chaque mort était plus violente que l’autre. Démembrements, tripes à l’air, et j’en passe. Des gamins. Des vétérans. Nul n’était à l’abri de ces monstres mal connus, aux comportements semblant parfois erratiques car mal compris. Ajax devint l’un des chats noirs. La chance avait fermé les yeux sur son sort. Alors, c’est seul qu’il prit son destin en main. Il fallait survivre, oui. Gagner son pain, oui. Mais le bonheur n’était plus en dehors des murs, mais au fond d’un bordel ou d’un verre de gnôle. Tout cela devint un brin routinier, car l’homme s’habitue même à la mort et à la peur. Cela en devient triste à crever. Jusqu’à ce qu’une opportunité ne remette un peu de piment dans la vie du chasseur, et surtout un peu de gains.
À force de traîner dans les endroits mal famés, l’on côtoie des gens du même acabit. Ajax était certainement le chasseur le plus fidèle des bordels et des mauvaises tavernes de la pègre. Il s’y fait quelques connaissances. Quelques contacts. Et bientôt, au détour d’une conversation qui se voulait anodine, on le questionnait sur ces fameux monstres qu’il découpait sans réel entrain à l’extérieur. Ajax se faisait avare en réponses, mais comprit que quelque chose se tramait. La pègre s’intéressait à ces monstres. Il n’y avait pas que la Guilde qui souhaitait les étudier, et en faire quelque chose. Dans les sombres recoins de la cité, les alchimistes du marché noir avaient certainement à cœur de tirer eux aussi profits de ces créatures. Qui sait ce qu’ils pouvaient en tirer ? Nouvelles drogues, viandes exotiques, produits de luxe pour le marché noir ? C’est ainsi que l’écorcheur fit ses premières affaires, dans le dos de ses coéquipiers. Un peu de viande par-ci. Des crocs par-là. De la peau. On lui demandait un échantillon, il s’exécutait. Le Dux Acedia savait le rétribuer pour ses prises. Cela redonnait quelque peu goût à sa profession et surtout, cet argent intelligemment gagné était rapidement tout aussi bien dépensé dans les établissements de la pègre. Un pari gagnant pour tous. Et Ajax devint un professionnel à ce petit jeu. Cette double-vie lui plaisait bien. Elle n’avait rien d’extraordinaire. Mais elle avait un peu plus de saveur que celle de simple chasseur au cœur terni. Surtout, elle finançait ses débauches et ses vices, son goût de la luxure et de la jouissance. L’indifférence d’Ajax face à l’existence avait trouvé son remède temporaire, la corruption et la fête. Ainsi soit-il. Que crève les souvenirs de l’innocence, et que brûle le feu de ses passions.