L'humanité a besoin de rêver.
Le silence enveloppait le salon obscurci, tandis que les lourds rideaux de velours pourpre tamisaient les derniers éclats d'un crépuscule étouffant. Lady Thorn, assise au bord du grand canapé, sentit son souffle se raccourcir alors que Lord Ashford s'approchait lentement, son regard brûlant d'une intensité qu'elle n'avait jamais osé nommer. Chaque pas résonnait en elle, éveillant une anticipation secrète qu'elle n'aurait su avouer, pas même à elle-même.
Les Désirs Interdits de Lady Thorn
Ashur faisait courir sa plume sur le papier gris à la lueur faiblarde d’une lampe à huile. L’écriture était une amante insatiable qui lui laissait rarement le luxe du repos. Depuis combien de temps écrivait il maintenant ? Bientôt trois, si ce n’était quatre heures. Il traçait la toile d’un amour qu’il raconterait sans rien omettre des détails les moins courtois. C’était là son art, un talent peu enviable pour les plus prudes de ses détracteurs, mais la seule chose pour laquelle il soit un tant soit peu doué. Parler d’amour, et de toutes les formes et les nuances qu’il pouvait prendre.
Parce qu’il en prenait une multitude.
Enfant, il avait d’abord connu l’amour brutal de son père pour sa mère. Il y avait lui même échappé, avec sa petite sœur, expérimentant à la place les affres de l’amour austère et rigide d’un géniteur exigeant, mais aussi la chaleur rassurante du giron de l’amour maternel. C’était un garçon calme, qui se plaisait à rêver d’aventures et de découvertes en regardant les nuages du ciel terne d’une Lucidalia tout juste sortie de terre. Il apprit très tôt à lire et à dessiner, ce qui nourrit davantage son imagination déjà fertile.
Il avait aussi appris ce qu’était l’amour fraternel, sûrement le plus fort qu’il n’ait jamais connu jusqu’ici. Ashur est très proche d’une petite sœur pourtant infiniment différente de lui. Quand il se perd en rêverie, elle mijote de mauvais tours à jouer à leurs parents avec une espièglerie contagieuse. Quand il pleure parce que son père hurle trop fort, c’est elle qui enveloppe ses oreilles avec la douceur infini des enfants de leur âge. Il a toujours eu du mal à se considérer comme son grand frère, comme si les rôles étaient invariablement inversés.
« Est-il sage de rester ainsi, seuls ? » murmura-t-elle, le regard baissé, une main tremblante posée sur la soie de sa robe qui semblait soudain trop présente sur sa peau échauffée.
Il ne répondit pas immédiatement, mais elle perçut l'ombre de son sourire dans le silence. Ses doigts s'approchèrent, effleurant la dentelle qui ornait son poignet, puis glissèrent, avec une lenteur délibérée, le long de son bras découvert. « Sage, dis-tu ? » souffla-t-il près de son oreille dans un murmure rauque. « Belle amie, je crains que la sagesse ait déserté cette pièce il y a longtemps déjà. »
Les Désirs Interdits de Lady Thorn
A l’adolescence, il veut commencer des études de littérature et d’art au grand dam de son père qui ne voit là dedans que des futilités. Par orgueil, par autorité, il le contraint à choisir autre chose. Et puisque sa sœur ambitionne de rejoindre les vindicatores d’ici un an ou deux, Ashur s’enrôle là bas. Par défi quelque part, tout en sachant pertinemment que ce n’était pas ce qui lui correspondait.
Et effectivement, malgré des efforts existants et visibles, Ashur se révèle un combattant médiocre en plus de courir filles et garçons du matin au soir durant tout son temps libre. Il apprivoise à cette époque ses premières amours de jeunesse, se perd dans leurs baisers, leurs pleins, et leurs déliés. L’homme en devenir acquière une confiance nouvelle, comme un explorateur qui mettait le pied sur une terre inconnue, affamé des secrets qu’elle pouvait dissimuler. Tout en échouant lamentablement à s’illustrer de quelque manière que ce soit dans la carrière qu’il était censé mener. Ashur était un boute-en-train coureur de jupon, véritable boulet à la cheville de ses camarades. Il le savait. Ainsi renonça-t-il quand ses instructeurs d’alors laissèrent entendre qu’il manquait sûrement encore un peu d’ambition pour évoluer davantage dans leurs rangs.
Enhardi par ses premières conquêtes, il ne laissa pas le choix à ses parents quand aux études qu’il mènerait ensuite. Il rejoint l’académie rapidement pour s’épanouir là bas dans l’amour du savoir et de la curiosité. Il étudia la littérature, sa poésie, ses romans, mais aussi l’art, son histoire, et ses potentiels.
À travers les fenêtres, la lumière mourante jouait encore sur les reliures dorées des livres, tandis qu’un feu crépitant projetait des éclats rougeoyants sur les boiseries. Arthur se tenait debout, le dos droit, fixant l'âtre avec une intensité mal dissimulée.
Il avait senti la présence de James avant même que celui-ci n’entre. Il y avait toujours cette tension délicieuse entre eux, un fil invisible qui ne cessait de les tirer l'un vers l'autre, bien qu'aucun des deux n'eût encore osé y céder.
Les Ombres du Manoir de Windham
Ashur était dévoré d’une passion pour l’art, mais aussi pour sa représentation. Pour les spectacles et leurs couleurs vives, et la myriade d’émotions qu’ils généraient en lui. Dès qu’il en avait l’occasion, il traînait sa sœur à l’Odeum qu’il s’était mis à fréquenter comme spectateur très souvent. Il la bassinait avec les choses qu’il apprenait et dont il s’émerveillait avec la sincérité d’un enfant. Même si davantage pragmatique et loin de son univers, sa petite sœur s’intéressait toujours avec sincérité à ses verbiages intempestifs et aux histoires qu’il aimait enjoliver concernant les jeunes gens qu’il fréquentait.
Il commença à écrire en secret peu avant la fin de ses études, dans les coins de ses cours, pressé par une urgence qu’il définissait mal, dilapidant ses maigres économies dans un papier précieux. Il avait besoin d’écrire, d’extirper l’essence des idées trop nombreuses qui le traversaient jour et nuit. S’inspirant souvent d’aventures fantasmées, de lieux communs qu’il déformait, petit à petit quelque chose prit forme, comme un cap à suivre.
Lentement, James s’approcha, ses pas à peine audibles sur le tapis épais. Il se plaça derrière lui, assez près pour qu'Arthur sente son souffle contre sa nuque. Le silence entre eux devint lourd, palpable, et pourtant, ni l’un ni l’autre ne bougea. Ce fut finalement James qui brisa l’immobilité, laissant ses doigts glisser doucement le long du dos d’Arthur, effleurant le tissu épais de son veston, comme s'il testait les limites de cet instant suspendu.
Arthur ferma les yeux, submergé par un frisson qui lui parcourut l’échine. Les doigts de James étaient délicats mais assurés, s’attardant sur chaque contour, comme pour en savourer chaque ligne. Puis, dans un geste empreint de retenue, il posa sa main sur l’épaule d’Arthur, et leur proximité devint presque insupportable. Une tension brûlante s’installa, chaque seconde semblant se dilater à l’infini.
Arthur tourna enfin la tête, leurs regards se croisèrent, et dans les yeux de James, il ne vit ni honte, ni hésitation. Seulement cette même flamme qui brûlait silencieusement en lui depuis si longtemps.
Les Ombres du Manoir de Windham
Une fois diplômé, il fut engagé comme régisseur à l’Odeum pour son plus grand plaisir. Il apprit beaucoup de choses et son enthousiasme extrême lui permit de pouvoir dépasser ses fonctions après quelques années de service en devenant une sorte d’assistant pour le précédent directeur des lieux. Le monde nocturne lui révélait ses secrets et il apprenait vite au contact de son mentor. Ce dernier le forma bien et lui transmis les valeurs humanistes qui l’animent encore aujourd’hui. Lorsqu’il tira sa révérence, il y a de cela cinq ans, Ashur était bien préparé pour prendre sa suite.
Il était organisé, et connaissait les habitudes des uns et des autres. Son expérience de régisseur l’aidait à avoir une meilleure vision des choses aussi, ce qui en faisait un directeur prévenant et efficace. Ashur comptait sur son éloquence pour juguler et désamorcer conflits et problèmes. Il s’investit beaucoup, désireux de transmettre à tous ce qu’il avait lui même expérimenté des années plus tôt. Il se plait à répéter à qui veut l’entendre que dans ce monde ci, les lames tiennent peut-être à distance les monstres de chair et d’os, mais sans l’art et l’amour des autres, les hommes seraient peu de choses face à la résignation. Il n’imagine pas l’humanité remporter sa bataille sans quelques sourires pour l'encourager.
Concernant ces nouvelles qu’il écrit, une fois sa situation davantage pérenne et confortable, il y presque dix ans maintenant, il s’était auto-éditer, investissant une grande partie de son argent pour faire publier quelques maigres exemplaires d’une de ses nouvelles dans une maison qui accepta de travailler avec lui. Malgré un temps de production relativement long, il trouva un public discret pour lire ses histoires frivoles, et les quelques bénéfices qu’il en retire lui permettent d’entretenir cela à moindre frais. C'est pour cette que l'on peut trouver chez quelques libraires de la ville, parfois, un exemple égaré des Désirs Interdits de Lady Thorn.